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(Un autre appartement dans le château.)

LA REINE ET POLONIUS entrent.

POLONIUS.—Il va venir tout de suite. N'oubliez pas de le réprimander sans cérémonie. Dites-lui que ses écarts se sont donné trop large carrière pour être supportés, et que Votre Grâce a eu à se dresser comme abri entre lui et une grande chaleur de colère. Je rentre en silence, ici même; mais, je vous en prie, menez-le rondement.

LA REINE.—Je vous le garantis, ne craignez rien de ma part. Retirez-vous, je l'entends venir.

(Hamlet entre.)

HAMLET.—Eh bien! ma mère, de quoi s'agit-il?

LA REINE.—Hamlet, tu as beaucoup offensé ton père.

HAMLET.—Ma mère, vous avez beaucoup offensé mon père.

LA REINE.—Allons, allons, vous me répondez d'une langue oiseuse.

HAMLET.—Allez, allez, vous m'interrogez d'une langue méchante.

LA REINE.—Comment! Qu'est-ce donc, Hamlet?

HAMLET.—De quoi s'agit-il donc?

LA REINE.—Avez-vous oublié qui je suis?

HAMLET.—Non, par la sainte croix, non, vraiment! Vous êtes la reine, la femme du frère de votre mari.... et... plût au ciel que cela ne fût pas!... vous êtes ma mère.

LA REINE.—Eh bien! je vais vous adresser des gens qui sauront vous parler.

HAMLET.—Allons, allons, asseyez-vous; vous ne bougerez pas; ne sortez pas que je ne vous aie présenté un miroir, où vous pourrez voir le plus intime fond de vous-même.

L'A REINE.—Que veux-tu faire? tu ne veux pas m'assassiner? Au secours! au secours! Holà!

POLONIUS (derrière la tapisserie),—Qu'y a-t-il? Holà! au secours!

HAMLET.—Qu'est-ce donc? un rat!28 (Il donne un coup d'épèe à travers la tapisserie.) Mort! un ducat qu'il est mort!

Note 28: (retour) Le traducteur anglais des Histoires tragiques de Belleforest avait ajouté au récit ce cri de Hamlet, qui était ainsi devenu une donnée du sujet, et que Shakspeare ne pouvait se dispenser de reproduire; mais comme il en a préparé l'explication et l'effet! À la fin du premier acte, Hamlet a dit que la pièce était le piège où se prendrait la conscience du roi. Pendant la représentation, il dit au roi que la pièce s'appelle: la Souricière. De sorte que ce cri, qui est pour la reine un trait de folie, nous dit tout de suite que Hamlet croit tuer en embuscade le roi qu'il n'a pas voulu tuer à genoux. C'est ainsi que Molière, dans le Festin de Pierre, conservait toutes les circonstances qui avaient frappé l'attention du public et qui venaient d'être consacrées par la vogue des pièces jouées sur le même sujet aux autres théâtres.

POLONIUS (derrière la tapisserie).—Ah! je suis assassiné!

(Il tombe et meurt.)

LA REINE.—Malheur à moi! Qu'as-tu fait?

HAMLET.—Ma foi, je n'en sais rien. Est-ce le roi?

(Il lève la tapisserie et tire le corps de Polonius.)

LA REINE.—Ah! quelle furieuse et sanglante action est ceci!

HAMLET.—Une action sanglante?... presque aussi mauvaise, ma bonne mère, que de tuer un roi et d'épouser son frère.

LA REINE.—Que de tuer un roi?

HAMLET.—Oui, madame, c'est le mot dont je me suis servi. (À Polonius.) Et toi, misérable, absurde, importun imbécile, adieu! Je t'ai pris pour quelqu'un de meilleur que toi; prends ton sort comme il est: tu t'aperçois qu'à faire trop l'empressé il y a quelque danger... Cessez de vous tordre ainsi les mains. Paix! asseyez-vous, et attendez-vous à avoir le coeur tordu par moi, car c'est ce que je vais faire s'il n'est pas d'une matière impénétrable, si l'infernale habitude ne l'a pas bronzé de telle sorte qu'il soit à l'épreuve et fortifié contre tout sentiment.

LA REINE.—Qu'ai-je donc fait, pour que tu oses darder ta langue avec un bruit si rude contre moi?

HAMLET.—Une action telle qu'elle souille la grâce et la rougeur de la pudeur; qu'elle donne à la vertu le nom d'hypocrite; qu'elle ôte la rose au front serein d'un innocent amour, et met là un ulcère; qu'elle rend les voeux du mariage aussi faux que les serments d'un joueur; oh! une action telle, que, des formes et du corps du contrat, elle retire leur âme même, et fait de la douce religion une rapsodie de mots! La face du ciel s'en est enflammée; oui, en vérité, cette masse compacte et solide, avec un visage triste, comme à la menace du jugement dernier, est malade de penser à cet acte.

LA REINE.—Hélas! quelle est cette action qui gronde si haut et qui tonne déjà pour s'annoncer?

HAMLET.—Regardez ici, ce tableau d'abord, puis celui-ci, cette confrontation simulée de deux frères... Voyez quelle grâce résidait sur ce visage; les bouches d'Apollon, le front de Jupiter lui-même, l'oeil semblable à celui de Mars pour la menace et pour le commandement; une stature semblable à celle du héraut Mercure, quand il vient d'abattre son vol sur une hauteur qui baise le bord du ciel; un ensemble et une forme, en vérité, où chaque dieu semblait avoir mis son cachet, afin de donner au monde la certitude de voir un homme: c'était votre mari. Regardez maintenant ce qui suit: voici votre mari, pareil à l'épi corrompu par la nielle, qui dévora son frère florissant... Avez-vous des yeux? avez-vous pu quitter les pâturages de cette belle montagne, pour aller vous engraisser dans ce marais? Ah! avez-vous des yeux? vous ne pouvez appeler cela de l'amour; car, à votre âge, la fermentation du sang est domptée; il est humble, il est au service de la raison. Et quelle raison voudrait passer de celui-ci à celui-là? Assurément, vous avez la faculté de sentir; sans quoi vous n'auriez pas celle de vous mouvoir; mais, assurément, cette faculté de sentir est, chez vous, frappée d'apoplexie, car la folie elle-même ne se tromperait pas de la sorte, et jamais les sens n'ont été asservis à un tel transport, qu'il ne leur restât pas une certaine dose de discernement pour apercevoir une telle différence. Quel démon vous a ainsi jouée à ce jeu de colin-maillard? Les yeux sans le toucher, le toucher sans la vue, les oreilles sans les mains ni les yeux, l'odorat sans rien autre, ou même ne fût-ce qu'une moitié infirme d'un seul de nos véritables sens, ne pourraient pas être hébétés à ce point... O honte! où est ta rougeur? O enfer révolté! si tu peux mutiner ainsi la moelle des os d'une matrone, souffrons désormais que, pour la jeunesse brûlante, la vertu soit comme une cire et fonde à son propre feu! Ne proclamez plus qu'il y a honte quand la tyrannique ardeur de l'âge donne l'assaut, puisque la glace elle-même est aussi active à brûler, et que la raison s'entremet à prostituer la volonté!

LA REINE.—O Hamlet! n'en dis pas davantage. Tu tournes mes yeux vers le fond de mon âme, et j'y aperçois des places si noires et si pénétrées de noirceur, qu'elles n'en pourront jamais perdre la teinte.

HAMLET.—Et cela pour vivre dans l'infecte moiteur d'un lit souillé, toute confite en joies dans la corruption, s'emmiellant les lèvres, et faisant l'amour sur un sale fumier!

LA REINE.—Oh! ne m'en dis pas davantage! Ces paroles sont comme des poignards qui entrent dans mes oreilles. Assez, mon doux Hamlet.

HAMLET.—Un meurtrier et un scélérat! un laquais qui n'est pas le vingtième de la dîme de ce que valait votre premier maître! un roi de carnaval!29 un coupe-bourse de l'empire et des lois, qui a pris sur une planche le précieux diadème, et l'a mis dans sa poche!

Note 29: (retour) A vice of kings..... et plus bas: A king of shreds and patches, double allusion au personnage du fou, du bouffon, qui s'appelait he vice, dans les farces anglaises, et dont le costume était composé d'étoffes diverses et bariolées comme celui d'Arlequin.

LA REINE.—Assez!

HAMLET.—Un roi de pièces et de morceaux!... (Le fantôme entre.) Sauvez-moi et couvrez-moi de vos ailes, célestes gardiens!... Que veut votre gracieuse apparition?

LA REINE.—Hélas, il est fou!

HAMLET.—Ne venez-vous pas gourmander votre fils tardif, qui, faisant défaut à l'heure propice et à l'élan du coeur, laisse s'éloigner l'importante exécution de vos ordres révérés? Ah! parlez.

LE FANTÔME.—N'oublie pas. Cette visite n'est faite que pour rafraîchir le souvenir presque effacé de ton dessein. Mais, regarde! la stupeur s'est emparée de ta mère. Ah! place-toi entre elle et son âme qui combat: c'est dans les plus faibles corps que l'imagination opère le plus fortement. Parle-lui, Hamlet.

HAMLET.—Qu'avez-vous, madame?

LA REINE.—Hélas! qu'avez-vous vous-même, pour tendre ainsi vos regards dans le vide, et pour converser ainsi avec l'air incorporel? Vos esprits vitaux se sont élancés dans vos yeux, et, de là, épient sauvagement, tandis que, pareils aux soldats endormis quand vient l'alarme, vos cheveux d'abord couchés, se soulèvent maintenant, comme si leur végétation prenait vie, et se tiennent debout. O mon doux fils, répands sur cette chaleur et ces flammes de ton transport la patience d'un sang plus froid. Que regardes-tu donc?

HAMLET.—Lui, lui! Regardez comme il brille d'un pâle éclat! Une telle forme et une telle cause, réunies pour prêcher à des pierres, les rendraient sensibles.... Ne me regarde pas, de peur que, par cette démarche pitoyable, tu n'altères la fermeté de mes actes: ce que j'ai à faire y perdrait peut-être sa vraie couleur; ce seraient des larmes, peut-être; au lieu de sang.

LA REINE.—A qui dites-vous cela?

HAMLET.—Ne voyez-vous rien ici?

LA REINE.—Rien du tout: et cependant, tout ce qui est ici, je le vois.

HAMLET.—Et n'avez-vous, non plus, rien entendu?

LA REINE.—Non, rien que nos propres paroles.

HAMLET.—Eh bien! regardez là, regardez, comme il se retire, mon père, dans le costume qu'il avait durant sa vie! Regardez, il s'en va, à ce moment même, vers le portail!

(Le fantôme sort.)

LA REINE.—C'est votre cerveau même qui se frappe de cette image; le délire est très-adroit à ces créations sans corps.

HAMLET.—Le délire! mon pouls, comme le vôtre, bat tranquillement sa mesure et ne chante pas une moins saine musique. Ce n'est point la folie qui m'a fait parler: mettez-moi à l'épreuve, et je répéterai la chose mot pour mot, tandis que la folie ne ferait que s'en écarter par gambades. Mère, pour l'amour de votre salut! ne mettez pas ce baume flatteur sur votre âme, ne croyez pas que ce soit, au lieu de votre faute, ma folie qui vous parle; ce ne serait que cacher et masquer la place de l'ulcère, pendant que la corruption infecte, minant tout au dedans, travaille à empoisonner sans être vue. Confessez-vous au ciel, repentez-vous du passé, gardez-vous de l'avenir, et ne répandez pas l'engrais sur les herbes mauvaises, qui deviendraient plus fortes... Pardonnez-moi ces devoirs de ma vertu; car telle est la douillette enflure de ce siècle poussif que la vertu même doit demander pardon au vice, oui, c'est elle qui doit se courber et supplier pour obtenir la permission de lui faire du bien.

LA REINE.—O Hamlet, tu as brisé mon coeur en deux.

HAMLET.—Ah! rejetez-en la pire partie, et vivez, d'autant plus pure, avec l'autre moitié. Bonne nuit, mais n'allez pas au lit de mon oncle; faites-vous une vertu, si vous ne l'avez pas. L'habitude, ce monstre qui dévore toute raison à l'ordinaire démon, est pourtant un ange en ceci; il nous donne aussi, pour la pratique des belles et bonnes actions un vêtement, une livrée, qui s'ajuste heureusement. Abstenez-vous ce soir, et cela prêtera une sorte de facilité à la prochaine abstinence; la suivante sera plus facile encore, car l'usage peut presque changer l'empreinte de la nature, soumettre le démon, ou même le chasser, par une merveilleuse puissance. Encore une fois, bonne nuit, et quand vous désirerez d'être bénie, je viendrai vous demander votre bénédiction. Quant à ce même seigneur de tout à l'heure (montrant Polonius), je me repens; mais il a plu ainsi aux cieux de me punir par lui, et lui par moi; j'ai dû être leur fléau et leur ministre. Je me charge de lui, et je répondrai de la mort que je lui ai donnée. Ainsi, encore une fois, bonne nuit; je dois être cruel, mais seulement pour être humain: le mal vient de commencer, et le pire reste encore à suivre.

LA REINE.—Que vais-je faire?

HAMLET.—Rien, en aucune façon, de ce que je vous ai dit de faire. Non, laissez ce roi bouffi vous attirer encore au lit, vous pincer gaiement la joue, vous appeler sa petite souris; laissez-le, pour une paire de baisers fumeux, ou pour quelques jeux de ces doigts damnés sur votre cou, vous amener à lui révéler toute cette affaire, comme quoi je ne suis pas réellement en démence, mais fou par artifice. Il serait bon que vous le lui fissiez connaître; car quelle femme, à moins d'être une belle, chaste et sage reine, voudrait cacher à un tel crapaud, à une telle chauve-souris, à un tel matou, des secrets qui l'intéressent si chèrement? qui voudrait en user ainsi? Non, en dépit du bon sens et de la discrétion, allez, sur le toit de la maison, ôter la cheville qui fermait la cage; laissez s'envoler les oiseaux; et puis, comme le singe fameux, glissez-vous dans la cage pour en faire l'essai, et rompez vous vous-même le col à terre30.

Note 30: (retour) Un autre auteur anglais, du commencement du XVIIe siècle sir John Suckling, dans une de ses lettres, semble faire allusion à la même histoire enfantine ou populaire d'où provenait ce passage de Shakspeare: «C'est, dit sir J. Suckling, l'histoire des singes et des perdrix: tu restes tout ébahi à contempler une beauté jusqu'à ce qu'elle soit perdue pour toi, et alors tu en laisses sortir une autre et tu la contemples encore jusqu'à ce qu'elle soit partie aussi.»

LA REINE.—Sois assuré que, si les paroles sont faites de souffle et si le souffle est fait de vie, je n'ai pas de vie pour exhaler un souffle de ce que tu m'as dit.

HAMLET.—Il faut que je parte pour l'Angleterre, vous le savez?

LA REINE.—Hélas! je l'avais oublié. Cela a été décidé?

HAMLET.—Les lettres sont déjà scellées! et mes deux camarades d'études,—à qui je me fierai comme je me fierai à des vipères armées de leurs crocs,—portent le mandat; ils doivent me frayer le chemin, et me guider vers l'embuscade! laissons faire, car là est l'amusement: faire sauter l'ingénieur par son propre pétard! Ou la besogne sera bien dure, ou je creuserai à une toise au-dessous de leur mine, et je les lancerai dans la lune. Oh! cela est bien doux, lorsque deux ruses se rencontrent juste en droite ligne!—Cet homme va me mettre en train de faire mes paquets; je vais traîner cette panse jusque dans la chambre voisine31. Bonsoir, ma mère... Vraiment, ce conseiller est maintenant bien tranquille, bien discret et bien grave, lui qui fut, en sa vie, un drôle si niais et si babillard. Allons, monsieur, tâchons d'en finir avec vous. Bonsoir, ma mère.

(Ils s'en vont, chacun de son côté; Hamlet traînant le corps de Polonius.)

Note 31: (retour)

Le texte porte:

I'll lug the guts into the neighbour room.

Faut-il traduire à la lettre? Guts, les boyaux. Voilà un de ces vers qui irritent les gens de goût contre Shakspeare et contre ses admirateurs. Mais la plupart du temps on ne s'irrite que faute de comprendre, et ici, par exemple, Shakspeare n'a pas même besoin d'être excusé, pourvu qu'on ne traduise pas inconsidérément la langue du XVIe siècle avec les dictionnaires du XIXe. De même qu'en France on disait estomac, là où il faudrait aujourd'hui dire coeur, de même en Angleterre, là où il faudrait aujourd'hui dire entrails, on disait guts au temps de Shakspeare; un Corneille anglais n'aurait pas hésité à l'employer alors, pour peindre Rome

...de ses propres mains déchirant ses entrailles,

et n'eût point été accusé de tomber dans la bassesse du langage, car les euphuïstes eux-mêmes s'en servaient sans scrupule, quoique ces précieux et précieuses d'outre-Manche fussent aussi célèbres que nos femmes savantes

Par les proscriptions de tous les maux divers

Dont ils voulaient purger et la prose et les vers.

Mais en même temps que je me reporte à la date du texte que je traduis, il faut que je me pénètre de l'intention de l'auteur; ce n'est pas seulement d'un siècle à un autre siècle que le sens d'un mot peut changer, mais aussi d'une page à l'autre, surtout dans la variété du drame, de ses scènes et de ses personnages: guts n'est pas grossier, au temps de Shakspeare, mais il est sarcastique dans la bouche de Hamlet; traduire par boyaux serait un contre-sens contre le XVIe siècle; par entrailles, un contre-sens contre Hamlet et contre son mépris de Polonius; il ne regarde Polonius que comme un gros corps à tête vide, et il l'appelle «cette panse,» à peu près comme, selon saint Paul, Épiménide ou Callimaque appelait les Crétois: «mauvaises bêtes, ventres paresseux» (Ép. à Tite, I, 12). Sans doute, Hamlet aurait pu se dispenser de cette dernière insulte à un cadavre: mais ne soyons pas trop prompts à blâmer Shakspeare, quand il y a un mort sur le théâtre; de son temps, les acteurs étaient peu nombreux dans les troupes, les personnages très-nombreux dans les pièces, de sorte que chaque comédien avait plusieurs rôles à remplir et que les comparses mêmes suffisaient difficilement à leur tâche multipliée; de plus, il n'y avait pas d'entr'actes, puisqu'il n'y avait pas d'actes, et les scènes se suivaient sans interruption; aussi quand un des personnages venait de mourir devant le public, la plus pressante affaire était de le faire rentrer dans les coulisses, afin que le cadavre redevînt un acteur et passât à un autre rôle; quand, pour satisfaire à cette nécessité, l'auteur ne pouvait introduire un comparse à cause du caractère intime de la scène, comme dans le cas présent, ou pour toute autre cause, il fallait bien qu'un des interlocuteurs se chargeât de tirer ou d'emporter le mort, et il fallait sauver tant bien que mal l'invraisemblance. Shakspeare tâchait toujours d'accommoder à la situation et aux personnages les expédients que cette gêne scénique l'obligeait à inventer; il en a de toute sorte: railleries, imprécations, adieux pathétiques, promesses de vengeance, précautions du meurtrier, etc., etc., toujours quelques paroles qui conviennent à l'action du moment accompagnent le cadavre emporté et motivent l'incident; rien que dans la trilogie de Henri VI, on en peut remarquer neuf exemples (part. I, act. I, sc. IV; act. II, sc. V; act. IV; sc. VII;—part. II, act. IV, sc. I; act. IV, sc. X; act. V, sc. II;—part. III, act II, sc. V, deux fois dans la même scène; et act. V, sc. VI). Si quelques-uns trouvent indigne de Shakspeare son attention à de telles minuties, ou si d'autres trouvent mal dissimulées les ruses qu'il imagine pour sortir d'embarras, nous ne sommes ni de l'un ni de l'autre avis. Passionnément inspiré et profondément moraliste, Shakspeare nous semble encore admirable par cela même qu'il se rappelle à chaque instant qu'il écrit pour le théâtre, et parce qu'il prépare de détails en détails l'effet de la représentation, tout en se livrant à sa verve de poëte et en développant sa connaissance du coeur humain; et en même temps il a raison de traiter les expédients comme des expédients; il a raison de ne pas ciseler avec un art prétentieux les chevilles nécessaires à ses grandes charpentes; quand quelque chose manque à ses ressources d'impresario, il a raison d'y suppléer par l'adresse, mais simplement, et de n'y point attarder son génie.