(Une salle dans le château.) HAMLET entre avec quelques comédiens. HAMLET.—Dites ce discours, je vous prie, comme je l'ai prononcé devant vous, en le laissant légèrement courir sur la langue; mais si vous le déclamez à pleine bouche, comme font beaucoup de nos acteurs, j'aurais tout aussi bien pour agréable que mes vers fussent dits par le crieur de la ville. N'allez pas non plus trop scier l'air en long et en large avec votre main, de cette façon; mais usez de tout sobrement car dans le torrent même et la tempête et, pour ainsi dire, le tourbillon de votre passion, vous devez prendre sur vous et garder une tempérance qui puisse lui donner une douceur coulante. Oh! cela me choque dans l'âme d'entendre un robuste gaillard, grossi d'une perruque, déchiqueter une passion, la mettre en lambeaux, en vrais haillons, pour fendre les oreilles du parterre, qui, le plus souvent, n'est à la hauteur que d'une absurde pantomime muette, ou de beaucoup de bruit. Je voudrais qu'un tel gaillard fût fouetté, pour charger ainsi les Termagants;14 c'est se faire plus Hérode qu'Hérode lui-même. Je vous en prie, évitez cela. Note 14: (retour) Termagant était, dit-on, dans les vieux poëmes romanesques, le nom donné au dieu des tempêtes chez les Sarrasins. De là son nom vint, dans les vieux mystères, partager avec le nom d'Hérode le privilège de désigner un tyran plein de violence et d'ostentatoire orgueil, personnage presque obligé de ce théâtre primitif, sorte de Matamore tragique et toujours pris au sérieux. PREMIER COMÉDIEN.—J'assure Votre Altesse.... HAMLET.—Ne soyez pas non plus trop apprivoisé, mais que votre propre discernement soit votre guide; réglez l'action sur les paroles, et les paroles sur l'action, avec une attention particulière à n'outre-passer jamais la convenance de la nature; car toute chose ainsi outrée s'écarte de la donnée même du théâtre, dont le but, dès le premier jour comme aujourd'hui, a été et est encore de présenter, pour ainsi parler, un miroir à la nature; de montrer à la vertu ses propres traits, à l'infamie sa propre image, à chaque âge et à chaque incarnation du temps sa forme et son empreinte.15 Tout cela donc, si vous outrez ou si vous restez en deçà, quoique cela puisse faire rire l'ignorant, ne peut que faire peine à l'homme judicieux, dont la censure, fût-il seul, doit, dans votre opinion, avoir plus de poids qu'une pleine salle d'autres spectateurs. Oh! il y a des comédiens que j'ai vus jouer,—et je les ai entendu vanter par d'autres personnes, et vanter grandement, pour ne pas dire grossement, qui, n'ayant ni voix de chrétiens, ni démarche de chrétiens, ni de païens, ni d'hommes se carraient et beuglaient au point de m'avoir donné à penser que quelques-uns des manouvriers de la nature avaient fait des hommes et ne les avaient pas bien faits, tant ces gens-là imitaient abominablement l'humanité! Note 15: (retour) Nous avons adopté ici une légère correction de M. Mason: every âge and body of the time, au lieu de the very age, qui ne donnait aucun sens admissible. Même avec cette correction, le sens est vague. La langue anglaise n'est pas aussi rigoureuse que la langue française, et souvent la plume hâtive de Shakspeare esquisse avec une ampleur flottante telle ou telle idée que nous voudrions plus nettement définie. The time, est-ce seulement le temps même des comédiens et leurs contemporains, ou bien est-ce le passé comme le présent, et l'ensemble de la durée humaine? Every âge, est-ce la jeunesse, l'âge mûr et la vieillesse, ou l'époque du roi Henri VI, celle de Macbeth, celle de Jules César, celle d'Énée et des héros épiques? Sont-ce les diverses générations d'un même siècle, ou les divers siècles de l'histoire? Every body, est-ce chaque personnage saillant, ou chaque caractère personnifié, ou chaque classe, chaque groupe de la société? Tout cela peut et doit, selon nous, être sous-entendu à la fois dans les quelques mots abstraits et incertains de Shakspeare, comme, plus haut, lorsqu'il appelait le théâtre «l'essence et la chronique abrégée du temps.» En somme, every age and body of the time, dans cet autre mauvais langage qui est du XIXe siècle, cela se dirait probablement: chaque phase et chaque type de la vie. PREMIER COMÉDIEN.—J'espère que nous avons passablement réformé cela chez nous. HAMLET.—Ah! réformez-le tout à fait. Et que ceux qui jouent vos clowns n'en disent pas plus qu'on n'en a écrit dans leur rôle; car il y en a qui se mettent à rire eux-mêmes, pour mettre en train de rire un certain nombre de spectateurs imbéciles. Cependant, à ce moment-là même, il y a peut-être quelque situation essentielle de la pièce qui exige l'attention. Cela est détestable, et montre la plus pitoyable prétention de la part du sot qui use de ce moyen. Allez, préparez-vous. (Les comédiens sortent.)—(Polonius, Rosencrantz et Guildenstern entrent.) Où en sommes-nous, mon seigneur? Le roi veut-il entendre ce chef-d'oeuvre? POLONIUS.—Oui, et la reine aussi, et cela tout de suite. HAMLET.—Dites aux acteurs de faire hâte. (Polonius sort.) Voulez-vous tous deux aller aussi les presser? TOUS DEUX.—Oui, mon seigneur. (Horatio entre.) (Rosencrantz et Guildenstern sortent.) HAMLET.—Qu'est-ce? Ah! Horatio! HORATIO.—Me voici, mon doux seigneur, à votre service. HAMLET.—Horatio, tu es de tout point l'homme le plus juste que jamais ma pratique du monde m'ait fait rencontrer. HORATIO.—Oh! mon cher seigneur! HAMLET.—Non, ne crois pas que je flatte; car quel avantage puis-je espérer de toi qui n'as d'autre revenu que ton bon courage, pour te nourrir et t'habiller? Pourquoi le pauvre serait-il flatté? Non! Que la langue doucereuse aille lécher la pompe stupide! que les charnières moelleuses du genou se courbent là où le profit récompense la servilité!... M'entends-tu bien? depuis que mon âme tendre a été maîtresse de son choix et a pu distinguer parmi les hommes, elle t'a pour elle-même marqué du sceau de son élection; car tu as été, en souffrant tout, comme un homme qui ne souffre rien, un homme qui, des rebuffades de la fortune à ses faveurs, a tout pris avec des remerciments égaux; et bénis sont ceux-là dont le sang et le jugement ont été si bien combinés, qu'ils ne sont pas des pipeaux faits pour les doigts de la fortune et prêts à chanter par le trou qui lui plait! Donnez-moi l'homme qui n'est point l'esclave de la passion, et je le porterai dans le fond de mon coeur, oui, dans le coeur de mon coeur, comme je fais de toi.... Mais en voilà un peu trop à ce sujet. On joue ce soir une pièce devant le roi, une des scènes se rapproche fort des circonstances que je t'ai racontées sur la mort de mon père. Je te prie, quand tu verras cet acte en train, aussitôt, avec la plus intime pénétration de ton âme, observe mon oncle. Si son crime caché ne se débusque pas de lui-même, à une certaine tirade, c'est un esprit infernal que nous avons vu, et mes imaginations sont aussi noires que l'enclume de Vulcain. Surveille-le attentivement. Quant à moi, je riverai mes yeux sur son visage, et ensuite, nous réunirons nos deux jugements pour prononcer sur ce qu'il aura laissé voir. HORATIO.—Bien, mon seigneur. S'il nous dérobe rien, pendant que la pièce sera jouée, et s'il échappe aux recherches, je prends ce vol-là à mon compte. HAMLET.—Ils viennent pour la pièce; il faut que je flâne; trouvez une place. (Marche danoise; fanfare. Le roi, la reine, Polonius, Ophélia, Rosencrantz, Guildenstern et autres entrent.) LE ROI.—Comment se porte notre cousin Hamlet? HAMLET.—A merveille, sur ma foi! vivant des reliefs du caméléon, je mange de l'air, et je m'engraisse de promesses. Vous ne pourriez pas mettre vos chapons à ce régime. LE ROI.—Je n'ai rien à voir dans cette réponse, Hamlet; je ne suis pour rien dans ces paroles. HAMLET.—Ni moi non plus, désormais.16 (À Polonius.) Mon seigneur, vous avez joué la comédie autrefois à l'Université, dites-vous? Note 16: (retour) Les paroles d'un homme, dit le proverbe anglais, ne lui appartiennent plus dès qu'il les a dites. POLONIUS.—Oui, mon seigneur, je l'ai jouée, et je passais pour bon acteur. HAMLET.—Et qu'avez-vous joué? POLONIUS.—J'ai joué Jules César. Je fus tué au Capitole, Brutus me tua. HAMLET.—Il joua un rôle de brute, en tuant en pareil lieu un veau d'une si capitale importance.17 Les comédiens sont-ils prêts? Note 17: (retour) Double jeu de mots entre Brutus et brute, Capitole et capitale. ROSENCRANTZ.—Oui, mon seigneur, ils n'attendent que votre permission. LA REINE.—Venez ici, mon cher Hamlet, asseyez-vous près de moi. HAMLET.—Non, ma bonne mère, voici un aimant qui a plus de force d'attraction. POLONIUS, au roi.—Oh! oh! remarquez-vous ceci? HAMLET, s'asseyant aux pieds d'Ophélia.—Madame, me coucherai-je entre vos genoux? OPHÉLIA.—Non, mon seigneur. HAMLET.—Je veux dire la tête sur vos genoux. OPHÉLIA.—Oui, mon seigneur. HAMLET.—Pensez-vous donc que j'aie eu dans l'esprit un propos de manant? OPHÉLIA.—Je ne pense rien, mon seigneur. HAMLET.—Ce n'est pas une vilaine pensée que celle de s'étendre parmi des jambes de jeunes filles. OPHÉLIA.—Comment, mon seigneur? HAMLET.—Rien. OPHÉLIA.—Vous êtes gai, mon seigneur. HAMLET.—Qui, moi? OPHÉLIA.—Oui, mon seigneur. HAMLET.—Oh! je ne suis que votre bouffon. Qu'est-ce que l'homme peut faire de mieux que de s'égayer? car, voyez comme ma mère a l'air joyeux... et il n'y a pas deux heures que mon père est mort. OPHÉLIA.—Mais non, mon seigneur, il y a deux mois. HAMLET.—Si longtemps? eh bien, que le diable porte le noir! Pour moi, je veux avoir un assortiment de martre zibeline.18 Oh, ciel! mort depuis deux mois et pas encore oublié? Alors il y a de l'espoir pour que la mémoire d'un grand homme survive à sa vie la moitié d'une année; mais, par Notre-Dame, il faut alors qu'il bâtisse des églises; autrement, il aura à souffrir du mal de non-souvenance, avec le pauvre dada de bois, dont l'épitaphe est connue: «Car oh! car oh! le dada de bois, «Le dada de bois est oublié!19» (Les trompettes sonnent; suit une pantomime: un roi et une reine entrent d'un air fort amoureux. La reine l'embrasse, et il embrasse la reine, elle se met à genoux devant lui, et par gestes lui proteste de son amour. Il la relève, et penche la tête sur son épaule. Il se couche sur un banc couvert de fleurs. Le voyant endormi, elle se retire. Alors survient un autre personnage, qui lui enlève sa couronne, la baise, puis verse du poison dans l'oreille du roi, et s'en va. La reine revient, elle trouve le roi mort, et fait des gestes de désespoir. L'empoisonneur arrive avec deux ou trois acteurs muets, et semble se lamenter avec elle. On emporte le corps. L'empoisonneur offre à la reine des présents de mariage; elle paraît un moment les repousser et les refuser; mais à la fin, elle accepte le gage de son amour. Les comédiens sortent.) Note 18: (retour) Le texte dit: «Let the devil wear black, for I'll have a suit of «sables;» il y a là un de ces jeux de mots qu'il faut expliquer quand on ne peut les traduire. En anglais, sable veut dire la fourrure de la martre zibeline, la plus luxueuse parure au temps de Shakspeare, et en même temps, dans la langue du blason, la couleur noire, comme on a pu deux fois déjà le remarquer dans cette pièce même, à propos de la barbe du roi mort (acte I, sc. II) et à propos de l'armure de Pyrrhus (acte II, sc. II). En employant ce mot, Shakspeare a voulu nous laisser hésiter entre les deux sens. En même temps que nous entendons Hamlet dire à Ophélia: «Au diable le deuil! à moi l'élégance!» nous l'entendons se dire à lui-même, par un subtil calembour, par une contradiction imprévue, par une restriction mentale aussi prompte que l'éclair: «Je parle de belles fourrures à Ophélia, mais c'est un vêtement noir que je veux toujours avoir, et je garde pieusement ce deuil que je semble rejeter et railler.» N'oublions pas que Hamlet vit double: il vit devant des gens qu'il veut sonder et tromper, ennemis ou amis; et il vit en lui-même, s'observant sans cesse, et comme en présence du spectre paternel auquel il veut donner satisfaction. De là, souvent des paroles doubles comme la vie de Hamlet, et adressées en un sens aux personnages réels du drame, en un autre sens à l'invisible témoin du drame intérieur qui se passe dans le coeur de Hamlet. Et nous, admis a suivre ces deux drames, confidents de son secret comme spectateurs de ses actions, tâchons de n'en rien perdre, exerçons-nous à l'écouter avec cette même présence d'esprit si subtile et si soudaine qui aiguise son langage, si nous voulons admirer assez l'art unique de Shakspeare dans la création de Hamlet, tant de suite à travers un tel labyrinthe, l'harmonie de tous ces contrastes, la profondeur de plus d'une puérilité. Note 19: (retour) Parmi les jeux du mois de mai, populaires dans les villages d'Angleterre, il y avait un cheval de bois, hobby-horse, occasion de diverses farces et d'une danse qui avait reçu le même nom. Mais l'humeur puritaine ayant maudit et proscrit tous ces divertissements, une complainte fut faite sur le pauvre dada mis à mal, et Hamlet la rappelle, opposant l'oubli où était tombée cette innocente victime des sectaires, à l'éternelle mémoire que s'assurait un fondateur d'église, dont le nom avait place dans les prières publiques à la fête du patron. OPHÉLIA.—Que veut dire cela, mon seigneur? HAMLET.—Ma foi! c'est l'embûche de la méchanceté; cela veut dire: crime. OPHÉLIA.—Sans doute cette pantomime indique le sujet de la pièce. (Le Prologue entre.) HAMLET.—Nous allons le savoir de ce garçon-là. Les comédiens ne peuvent garder un secret, ils nous diront tout. OPHÉLIA.—Nous dira-t-il ce que signifiait cette pantomime? HAMLET.—Oui, et toute autre pantomime que vous voudrez lui mimer. N'ayez pas honte, vous, de faire le spectacle, et lui, il n'aura pas honte de vous faire le commentaire. OPHÉLIA.—Vous êtes un vaurien, vous êtes un vaurien. Je veux écouter la pièce. LE PROLOGUE.—Pour nous et pour notre tragédie, nous agenouillant ici devant votre clémence, nous implorons de vous audience et patience.20 Note 20: (retour) L'idée première de cette scène n'est pas de Shakspeare. Avant lui, le poëte Kid, dans sa pièce intitulée la Tragédie espagnole, avait mêlé et fait concourir à l'action principale une autre représentation théâtrale; voici comment: Hiéronimo, vieux maréchal espagnol, a un fils qui est assassiné, mais dont il ne connaît pas les assassins: il se lamente et il cherche, il croit découvrir et hésite encore; enfin la maîtresse de son fils lui révèle les coupables, et pour s'assurer une vengeance éclatante, il complote avec la jeune femme de donner au roi d'Espagne le divertissement d'une tragédie où les meurtriers auront des rôles et trouveront la mort. Le plan s'exécute: Hiéronimo et Belimpéria tuent leurs ennemis, Belimpéria se tue elle-même, toute la cour applaudit le jeu terriblement naturel des acteurs, et alors Hiéronimo s'avance, montre le cadavre de son fils, et le dénoûment de la tragédie devient ainsi celui du drame.—Cela seul suffirait à prouver que Shakspeare a imité Kid, tout en remaniant son idée; mais il y a d'autres ressemblances encore entre les deux pièces: «Je retrouve dans le caractère de Hiéronimo le germe de celui de Hamlet,» écrivait récemment M. Alfred Mézières, dans ses savantes et élégantes études sur les contemporains de Shakspeare; «comme Hamlet, le vieux maréchal espagnol poursuit la vengeance d'un meurtre dont il ne connaît pas avec certitude les auteurs; comme lui, il doute, il hésite; comme lui, il simule la folie pour s'instruire et pour cacher ses projets, en même temps qu'il en éprouve quelquefois les transports par l'excès de son désespoir. Leur démence est une ruse, mais par instants elle devient réelle. Il y a de l'habileté dans leur conduite et de l'égarement dans leur pensée. L'un se sert de la petite pièce, jouée dans la grande, pour amener le dénoûment, l'autre pour convaincre les meurtriers de leur crime. Mais au fond le procédé est le même; si Shakspeare en a tiré un plus grand parti, Kid l'a employé le premier.» (Magasin de librairie, 10 février 1859.) HAMLET.—Est-ce là un prologue, ou la devise d'une bague? OPHÉLIA.—C'est bref, mon seigneur. HAMLET.—Comme l'amour d'une femme. (Un roi et une reine entrent.) LE ROI DE LA COMÉDIE.—Trente fois le chariot de Phébus a fait le tour entier du bassin salé de Neptune et du sol arrondi de Tellus, et trente fois douze lunes, de leur splendeur empruntée, ont marqué autour du monde douze fois trente étapes du temps, depuis que l'amour a uni nos coeurs, et l'hymen nos mains, par la réciprocité des liens les plus sacrés. LA REINE DE LA COMÉDIE.—Ah! puissent le soleil et la lune nous faire encore compter leurs voyages en aussi grand nombre, ayant que c'en soit fait de l'amour! mais, malheureuse que je suis! vous êtes si malade depuis quelque temps, si loin de l'allégresse et de votre ancienne façon d'être, que je suis défiante à votre sujet. Cependant, quoique je me défie, cela ne doit en rien, mon seigneur, vous décourager: car les craintes et les tendresses des femmes vont par égales quantités, pareillement nulles, ou pareillement extrêmes. Maintenant, ce qu'est mon amour, l'expérience vous l'a fait connaître, et la mesure de mon amour est celle de ma crainte aussi. Là où l'amour est grand, les plus petits soupçons sont une crainte; là où les petites craintes deviennent grandes, là croissent les grandes amours. LE ROI DE LA COMÉDIE.—Oui, vraiment, mon amour, je dois te dire adieu, et bientôt sans doute; mes forces actives renoncent à accomplir leurs fonctions; et toi, tu resteras en arrière, à vivre en ce monde si beau, honorée, chérie; et peut-être un autre aussi tendre sera-t-il, par toi, comme époux..... LA REINE DE LA COMÉDIE.—Ah! supprimez le reste! Un tel amour, dans mon sein, ne pourrait être qu'une trahison. Un second époux, ah! que je sois maudite en lui! Nulle n'épousa le second sans avoir tué le premier. HAMLET (à part).—Voilà l'absinthe! voilà l'absinthe! LA REINE DE LA COMÉDIE.—Les motifs qui amènent un second mariage sont de basses raisons de gain, non des raisons d'amour. Je tue une seconde fois mon époux mort, quand un second époux m'embrasse dans mon lit. LE ROI DE LA COMÉDIE.—Je vous crois, vous pensez ce que vous dites maintenant. Mais ce que nous décidons, il nous arrive souvent de l'enfreindre. Un dessein n'est rien de plus qu'un esclave de notre mémoire et, violemment né, est pauvre en validité. Aujourd'hui, comme un fruit vert, il tient à l'arbre; mais il tombe même sans secousse, quand il est mûr. De toute nécessité, nous oublions de nous payer à nous-mêmes la dette où nous sommes seuls nos propres créanciers. Ce que, dans la passion, nous nous proposons à nous-mêmes, devient hors de propos quand la passion est finie. La violence des peines ou des joies, en les détruisant elles-mêmes, détruit aussi les ordonnances qu'elles s'étaient signifiées. Là où la joie s'ébat le plus, là où se lamente le plus la peine, la peine s'égaye et la joie s'attriste au plus léger accident. Ce monde n'est pas pour toujours, et il n'est pas étrange que nos amours mêmes changent avec nos fortunes. Car cette question nous reste encore à décider: Est-ce l'amour qui mène la fortune, ou bien la fortune l'amour? Que le grand homme soit à bas, voyez-vous, son favori s'envole. Que le pauvre monte, il fait de ses ennemis autant d'amis, et jusqu'à ce jour l'amour s'est dirigé d'après la fortune; car celui qui n'a pas besoin ne manque jamais d'un ami, et celui qui, par nécessité, met à l'épreuve une de ces amitiés creuses, la fait aussitôt tourner en inimitié. Mais pour revenir en règle conclure là où j'ai commencé, nos volontés et nos destinées se contrarient tellement dans leur course, que nos plans sont toujours renversés. Nôtres sont nos pensées, mais leur issue n'est pas nôtre. Pense donc que tu ne veux jamais t'unir à un second époux: tes pensées pourront mourir, quand ton premier seigneur sera mort. LA REINE DE LA COMÉDIE.—Alors, que la terre ne me donne plus la nourriture, ni le ciel la lumière! Que les jeux et le repos me soient jour et nuit fermés! Puissent en désespoir se changer ma foi et mon espérance! Puisse au fond d'une prison et aux plaisirs d'un anachorète se borner ma carrière! Puissent tous les revers qui décontenancent le visage de la joie rencontrer mes meilleurs souhaits et les détruire! Et que, dans ce monde et dans l'autre, je sois poursuivie par le plus durable tourment, si, veuve une fois, je redeviens jamais femme! HAMLET, à Ophélia.—Maintenant, si elle manquait à son serment.... LE ROI DE LA COMÉDIE.—Voilà de profonds serments. Douce amie, laisse-moi seul ici pour un peu de temps. Mes esprits s'appesantissent, et je voudrais tromper par le sommeil l'ennui traînant du jour. (Il s'endort.) LA REINE DE LA COMÉDIE.—Que le sommeil berce ton cerveau, et que jamais le malheur ne vienne se glisser entre nous deux. (Elle sort.) HAMLET.—Madame, comment vous plaît cette pièce? LA REINE.—La reine fait trop de protestations, ce me semble. HAMLET.—Oh! mais elle tiendra sa parole. LE ROI.—Connaissez-vous le sujet de la pièce? N'y a-t-il rien qui puisse blesser? HAMLET.—Non, non; ils ne font que rire; ils empoisonnent pour rire; il n'y a rien au monde de blessant. LE ROI.—Comment appelez-vous la pièce? HAMLET.—La Souricière. Et pourquoi cela, direz-vous? Par métaphore. Cette pièce est la représentation d'un meurtre commis à Vienne. Le duc s'appelle Gonzague, et sa femme Baptista. Vous verrez tout à l'heure. C'est un chef-d'oeuvre de scélératesse; mais qu'importe? Votre Majesté, et nous, qui avons la conscience libre, cela ne nous touche en rien. Que la haridelle écorchée rue, si le bât la blesse: notre garrot n'est pas entamé. (Lucianus entre.) Celui-là est un certain Lucianus, neveu du roi. OPHÉLIA.—Vous êtes d'aussi bon secours que le Choeur, mon seigneur. HAMLET.—Je pourrais dire le dialogue entre vous et votre amant, si je voyais jouer les marionnettes. OPHÉLIA.—Vous êtes piquant, mon seigneur, vous êtes piquant. HAMLET.—Il ne vous en coûterait qu'un soupir, et la pointe serait émoussée. OPHÉLIA.—De mieux en mieux, mais de pis en pis. HAMLET.—Oui, comme vous vous méprenez quand vous prenez vos maris! Commence donc, assassin! Cesse tes maudites grimaces, et commence. Allons! Le corbeau croassant hurle pour avoir sa vengeance! LUCIANUS.—Noire pensée, bras dispos, drogue appropriée, moment favorable, occasion complice! Nulle autre créature qui voie! O toi, mélange violent d'herbes sauvages recueillies à minuit, trois fois flétries, trois fois infectées par l'imprécation d'Hécate, que ta nature magique et ta cruelle puissance envahissent sans retard la vie encore saine! (Il verse du poison dans l'oreille du roi endormi.) HAMLET.—Il l'empoisonne dans le jardin pour s'emparer de ses possessions.—Son nom est Gonzague. L'histoire existe, écrite en italien, style de premier choix. Vous verrez tout à l'heure comment l'assassin acquiert l'amour delà femme de Gonzague. OPHÉLIA.—Le roi se lève! HAMLET.—Quoi! effrayé par un feu follet? LA REINE.—Qu'avez-vous, mon seigneur? POLONIUS.—Laissez-là la pièce! LE ROI.—Donnez-moi de la lumière! Sortons. POLONIUS.—Des lumières! des lumières! des lumières! (Tous sortent hormis Hamlet et Horatio.) HAMLET.—«Eh bien! que le daim frappé s'échappe et pleure; que le cerf non blessé se joue! Les uns doivent veiller, les autres doivent dormir. Ainsi va le monde.» Ne croyez-vous pas, monsieur, qu'un coup de théâtre comme celui-ci, avec accompagnement d'une forêt de plumes sur la tête, et deux roses de Provins sur des souliers tailladés,21 pourrait, si la fortune, par la suite, me traitait de Turc à More, me faire recevoir compagnon dans une meute de comédiens? HORATIO.—À demi-part. HAMLET.—A part entière, vous dis-je!22 «Car tu sais, bien-aimé Damon, que ce royaume démantélé appartenant à Jupiter lui-même, et maintenant règne en ces lieux un vrai... un vrai... un vrai paon.» HORATIO.—Vous auriez pu mettre la rime.23 Note 21: (retour) Au temps de Shakspeare, sur les souliers élégants, tailladés comme l'étaient souvent les vêtements, pour laisser-voir des crevés d'étoffes brillantes, on portait de gros noeuds de rubans disposés en forme de roses, et la ville de Provins était dès lors partout célèbre par ses roses dont elle fait commerce depuis six siècles, pour la pharmacie comme pour les jardins. Note 22: (retour) Les acteurs, au temps de Shakspeare, n'avaient pas de traitements annuels et fixes. La somme des bénéfices de la troupe était divisée en un certain nombre départs; l'entrepreneur des spectacles prenait celles qu'il s'était réservées, et chaque acteur, selon son mérite et la convention faite, en recevait, ou plusieurs, ou une, ou quelque partie d'une. Horatio n'attribue à Hamlet qu'une demi-part parce qu'il n'a qu'un droit de collaborateur dans la pièce qu'il a fait jouer; mais Hamlet, estimant davantage la valeur de sa ruse et l'effet dramatique de son succès, réclame une part entière. Note 23: (retour) Hamlet dit: A very peacock; la rime voulait: A very ass; et Horatio dit à Hamlet que l'indigne roi de Danemark mérite aussi bien le titre d'âne que celui de paon. HAMLET.—Oh! mon cher Horatio! à présent je tiendrais mille livres sterling sur la parole du fantôme. As-tu remarqué? HORATIO.—Très-bien, monseigneur. HAMLET.—Quand il a été question de l'empoisonnement.... HORATIO.—Je l'ai très-bien remarqué! HAMLET.—Ah! ah!—Allons, un peu de musique! les flageolets! «Car si le roi n'aime pas la comédie, eh bien! alors probablement.....c'est qu'il ne l'aime pas pardieu!» (Rosencrantz et Guildenstern entrent.) Allons! un peu de musique. GUILDENSTERN.—Mon bon seigneur, accordez-moi la grâce de vous dire un mot. HAMLET.—Toute une histoire, monsieur. GUILDENSTERN.—Le roi, monsieur.... HAMLET.—Ah! oui, monsieur. Quelles nouvelles de lui? GUILDENSTERN.—Il est dans son appartement, singulièrement indisposé. HAMLET.—Par la boisson, monsieur? GUILDENSTERN.—Non, mon seigneur, par la colère. HAMLET.—Votre sagesse se serait montrée mieux en fonds, en instruisant de ceci le médecin; car, quant à moi, me charger de lui porter des purgatifs, ce serait peut-être le plonger encore plus avant dans le cholérique. GUILDENSTERN.—Mon bon seigneur, mettez quelque règle à vos discours, et ne faites pas ces bonds sauvages hors de mon sujet. HAMLET.—Je suis apprivoisé, monsieur; parlez. GUILDENSTERN.—La reine votre mère, dans une très-grande affliction d'esprit, m'a envoyé vers vous. HAMLET.—Vous êtes le bienvenu. GUILDENSTERN.—Non, mon seigneur, cette courtoisie n'est pas de race franche. S'il vous plaît de me faire une saine réponse, j'exécuterai les ordres de votre mère; sinon, votre pardon et mon retour mettront fin à mon office. HAMLET.—Monsieur, je ne puis.... GUILDENSTERN.—Quoi, mon seigneur? HAMLET.—.... Vous faire une saine réponse; mon esprit est malade. Mais, monsieur, ma réponse, telle que je puis la faire, est bien à votre service, ou plutôt, comme vous dites, à celui de ma mère. Ainsi, sans plus de paroles, venons au fait: ma mère, dites-vous....? ROSENCRANTZ.—Voici ce qu'elle dit: votre conduite l'a frappée de surprise et de stupéfaction. HAMLET.—O fils prodigieux, qui peut ainsi étonner sa mère! Mais la stupéfaction de cette mère n'a-t-elle pas quelque suite qui lui coure surles talons? Instruisez-moi. ROSENCRANTZ.—Elle désire causer avec vous dans son cabinet, avant que vous alliez vous coucher. HAMLET.—Nous obéirons, fût-elle dix fois notre mère. Avez-vous quelque autre affaire à traiter avec nous? ROSENCRANTZ.—Mon seigneur, il fut un temps où vous m'aimiez. HAMLET.—Et je vous aime encore, par la pilleuse que voici et la voleuse que voilà!24 Note 24: (retour) C'est à-dire: «Par mes mains,» et sans doute Hamlet les tend à Rosencrantz. La singulière périphrase dont il se sert vient du catéchisme anglais, qui enseigne au catéchumène, parmi ses devoirs envers son prochain, à abstenir ses mains du pillage et du vol (picking and stealing). ROSENCRANTZ.—Mon bon seigneur, quelle est la cause de votre trouble? C'est assurément fermer la porte à votre propre délivrance que de refuser vos chagrins à votre ami. HAMLET.—Monsieur, ce qui me manque, c'est de l'avancement. ROSENCRANTZ.—Gomment cela se peut-il, lorsque vous avez la voix du roi lui-même, en gage de votre succession à la couronne du Danemark?25 HAMLET.—Oui; mais «pendant que l'herbe pousse...;26» le proverbe lui-même s'est un peu moisi. (Des comédiens et des joueurs de flageolets entrent.) Ah! les joueurs de flageolets! Voyons-en un. (À Guildenstern.) Me retirer avec vous! Pourquoi tourner autour de moi, et flairer ma piste comme si vous vouliez me pousser dans un piège? Note 25: (retour) En Danemark, comme dans la plupart des royaumes goths, la royauté était élective; mais c'était la coutume, quand le roi mourait, de choisir son successeur d'après ses conseils et dans sa famille. Bien des détails, dans Hamlet, attestent cette nature complexe de la monarchie danoise. Si elle n'avait pas été jusqu'à un certain point élective, l'oncle de Hamlet n'aurait pu garder à sa cour son neveu frustré; Laërte ne parlerait pas à Ophélia de cette «grande voix du Danemark» qui doit régir la vie de Hamlet (acte I, scène III); Hamlet appellerait formellement son oncle usurpateur, au lieu de l'appeler: «celui qui s'est glissé entre l'élection et mes espérances» (acte V, scène II); il ne prédirait pas, en mourant, que «le choix va tomber sur le jeune «Fortinbras» (acte V, scène n). D'autre part, si la monarchie danoise n'avait pas été jusqu'à un certain point héréditaire, le roi ne dirait pas à Hamlet: «Vous êtes le plus proche de notre «trône» (acte I, scène II); le jeune étudiant de Wittemberg n'aurait point eu de chances à perdre ni de titres à réclamer; et quand les séditieux veulent porter Laërte au trône (acte IV, scène v), le messager ne dirait pas que «l'antiquité est oubliée et la coutume méconnue;» enfin si, en Danemark, la déclaration du dernier roi n'avait pas influé, par force d'habitude et presque de loi, sur l'élection du roi nouveau, il ne serait pas ainsi question, ici même, des promesses faites à Hamlet par son oncle, et Hamlet, quand il meurt (acte V, scène II), ne songerait pas à donner sa voix à Fortinbras, pour lequel elle n'a de prix que comme acte de cette autorité d'un instant dont Hamlet a été à demi investi par les promesses et la mort de Claudius. Shakspeare n'a jamais perdu de vue la triple source du pouvoir royal chez les Danois: élection populaire, demi-hérédité, suffrage du roi défunt. Shakspeare est rempli d'ignorance, de distractions historiques, d'anachronismes; mais quand il sait bien un fait, et une fois qu'il l'a fait entrer dans son drame, ce fait devient comme un personnage du drame et s'y meut sans effort et s'y retrouve partout. L'exemple que nous venons d'en donner nous a paru assez concluant pour être donné tout au long. Note 26: (retour) Ce proverbe que Hamlet n'achève pas était: «Pendant que l'herbe pousse, le cheval affamé maigrit.» Cachant, sous une impatience ambitieuse, son impatience de se venger, Hamlet va avouer que son oncle, à son gré, vit trop longtemps; tout en dissimulant, il va se trahir; il s'échappe à demi; mais il s'arrête, il tourne court, et Rosencrantz est déjoué. GUILDENSTERN.—Ah! mon seigneur, si mes devoirs envers le roi me rendent trop hardi, c'est aussi mon amour pour vous qui me rend importun. HAMLET.—Je n'entends pas bien cela. Voulez-vous jouer de cette flûte? GUILDENSTERN.—Mon seigneur, je ne puis. HAMLET.—Je vous prie. GUILDENSTERN.—Croyez-moi; je ne puis. HAMLET.—Je vous en conjure. GUILDENSTERN.—Je n'en connais pas une seule touche, mon seigneur. HAMLET.—Cela est aussi aisé que de mentir. Gouvernez ces prises d'air avec les doigts et le pouce, animez l'instrument du souffle de votre bouche, et il se mettra à discourir en très-éloquente musique. Voyez-vous? Voici les soupapes. GUILDENSTERN.—Mais je ne saurais les faire obéir à l'expression d'aucune harmonie. Je n'ai pas le talent requis. HAMLET.—Eh bien! voyez maintenant quelle indigne chose vous faites de moi! Vous voudriez jouer de moi; vous voudriez avoir l'air de connaître mes soupapes, vous voudriez me tirer de vive force Pâme de mon secret; vous voudriez me faire résonner, depuis ma note la plus basse jusqu'au haut de ma gamme. Il y a beaucoup de musique, il y a une voix excellente dans ce petit tuyau d'orgue; et pourtant vous ne pouvez le faire parler. Par la sang-bleu! pensez-vous qu'il soit plus aisé de jouer de moi que d'une flûte? Prenez-moi pour tel instrument que vous voudrez; vous pouvez bien tourmenter mes touches, vous ne pouvez pas jouer de moi. (Polonius entre.) Dieu vous bénisse, monsieur! POLONIUS.—Mon seigneur, la reine voudrait vous parler, et à l'heure même. HAMLET.—Voyez-vous ce nuage, qui a presque la forme d'un chameau? POLONIUS.—Par la sainte messe, il ressemble à un chameau, en vérité! HAMLET.—Je crois qu'il ressemble à une belette. POLONIUS.—Il a comme un dos de belette. HAMLET.—Ou de baleine? POLONIUS,—Oui, tout à fait de baleine. HAMLET.—Ainsi, j'irai donc trouver ma mère tout à l'heure... L'arc est à bout de corde; ils me tirent à me rendre fou... J'irai tout à l'heure. POLONIUS—Je le lui dirai. (Polonius sort.) HAMLET.—Tout à l'heure est aisé à dire. Laissez-moi, mes amis. (Rosencrantz, Guildenstern, Horatio, etc., sortent.) Voici justement l'heure de la nuit, cette heure qui ensorcelle, l'heure où les cimetières bâillent et où l'enfer même souffle sur ce monde la contagion. Maintenant, je pourrais boire du sang chaud et faire des actions si amères que le jour frémirait de les regarder... Doucement! chez ma mère, maintenant? O mon coeur! ne perds pas ta nature; que jamais l'âme de Néron ne pénètre dans cette ferme poitrine; soyons cruel, mais-non dénaturé: je lui parlerai de poignards, mais je n'en mettrai point en usage. Ma langue et mon âme, soyez hypocrites en ceci, et de quelque façon que mes discours puissent frapper sur elle,—quant à les sceller des sceaux qui font agir, ô mon âme! n'y consens jamais! (Il sort.) |